Nouvelle : L'Apocalypse a-t'elle eu lieu ?
par Lleldorellin.
Malgré une menace d'orage dans le sud, le village de Neteyne s'éveillait sur une matinée radieuse, tandis que les Monts du Couchant réchauffaient leurs flancs au soleil comme un lézard paresseux.
Pendant ce temps, le jeune Llerin, 17 ans, fils du charpentier, partait chasser. Sortant du bois, il aperçut les ruines de l'ancienne citadelle. On la disait construite par les Anciens, ces mystérieux êtres disparus à la puissance légendaire, qui n'avaient laissé pour trace de leur passage que de telles ruines à travers le monde. Le vieux Dahara, le druide, lui avait bien recommandé de ne pas s'en approcher.
Le coin était giboyeux, mais le chasseur inexpérimenté. En d'autres termes, il rata deux faisans et gaspilla une douzaine de flèches pour une palombe, mais il s'amusait bien. Et quelques heures plus tard, l'orage le trouva occupé à poursuivre un lièvre près des ruines.
Pour seul refuge, Llerin ne put que s'asseoir dans les feuilles, sous l'un des derniers plafonds intacts de la citadelle. Dans la pénombre des nuages, il tripotait anxieusement son arc, sursautant à chaque fois qu'un éclair brisait la noirceur du ciel, révélant les murs éboulés en ombres chinoises. Dans le silence qui suivait chaque coup de tonnerre, chaque bruissement de feuilles résonnait comme le murmure d'une âme en peine.
Lui qui s'était toujours senti aussi pieux qu'une enclume se rendait soudain compte qu'il repensait aux litanies du vieux Dahara, aux prières à la douce Cthenia, Hattar le Cavalier et Solandéos le Seigneur des Eaux.
-Qu'est-ce que tu fiches là, toi ?
Un homme d'une cinquantaine d'années venait de surgir derrière lui. Ses cheveux très bruns tombaient devant son unique oeil, l'autre étant barré d'une cicatrice, et une cape qui avait dû un jour être d'un beau vert feuille couvrait sa toge noire.
-Heu ... je ... heu .... Et vous, qu'est-ce que vous "fichez" là ? Ce n'est pas trop dangereux ? Il paraît que le coin est hanté !
-Ne raille pas un druide petit ! Tu ne sais pas ce que tu dis !
-Pourquoi ? Vous allez lâcher les fantômes si je suis méchant ?
L'homme eut alors une moue étrange, lui lança un regard un peu moins froid (si Llerin avait eu pareilles références, il aurait pu dire qu'il était passé de l'azote liquide à l'iceberg) et fit volte-face, puis s'éloigna sans un mot.
Quelques semaines plus tard, un visiteur se présenta tôt le matin à la chaumière familiale : Dahara le druide, avec sa toge, son bâton et une expression indéfinissable sur le visage.
Llerin, prépares tes affaires et viens avec moi. Il ne devrait pas y en avoir pour plus de quelques jours.
Devant l'expression surprise de ses parents, il ajouta :
-Ne vous inquiétez pas, tout va bien se passer. Mais j'ai reçu des ordres et nous devons nous presser. Je ne tiens pas à être en retard.
Llerin boucla hâtivement son sac et le rejoignit.
-Alors ? Où allons-nous ? Vous pouvez quand même me le dire ?
-Oui. Nous allons contourner le Pic du Ponant par le Col de Jerroth, puis nous redescendrons vers le levant. Notre but est de rejoindre la ville de Ronoch au pied des montagnes.
-Et notre but est ... ?
-D'atteindre le pied des montagnes.
-Et pourquoi ?
-Pour aller à Ronoch.
-Et pourquoi ?
-Parce que !
-Parce que ... ?
-Parce ... Bon d'accord ! Je vais te dire ce que je sais, mais ce n'est pas grand-chose, et tu as intérêt à te calmer après ! J'ai reçu un message d'un des grands de mon ordre, Lesda le Thaumaturge. Il semblerait qu'il s'intéresse à toi ; j'ignore pourquoi.
-Et dites moi, ce Lesda, il ne serait pas grand, brun, et borgne, une cinquantaine d'années ?
-Non.
-Ah. Tant pis.
-Par contre, c'est le portrait craché d'Aspey l'explorateur. Il sillonne ces montagnes et il connaît bien Lesda. Où l'as-tu rencontré ?
-Oh, je l'ai juste croisé dans les bois.
-Llerin, arrêtes de mentir à un druide, ça porte malheur. Pas besoin d'être devin pour comprendre que tu me caches des choses. Maintenant, fais moins marcher ta langue et plus tes pieds, j'aimerais atteindre le col avant la mi-journée.
Après une journée de marche qui vit défiler plus de kilomètres que de mots échangés, le druide et le jeune homme atteignirent, juste à côté de Ronoch, un étrange bâtiment dominé par une imposante tour pentagonale. Ses hautes fenêtres ovales arboraient des vitres vert sombre, et il n'y avait pas un mur qui ne fût recouvert de statues ou de bas-reliefs, menaçants dans la quasi-obscurité.
Avant même que le vieux druide ait frappé, la porte s'ouvrit devant lui, révélant un jeune homme portant la toge bleu marine des apprentis.
-Bienvenue au Conservatoire, Ancien. Vous êtes maître Dahara, n'est-ce pas ? Le Seigneur Lesda souhaite que vous soyez immédiatement amenés à lui.
-Nous vous suivons, Initié.
L'intérieur du Conservatoire était aussi étonnant que l'extérieur. Les salles comme les couloirs présentaient des murs de pierre nues et des voûtes en berceau, les uns comme les autres recouverts de textes gravés dans un alphabet inconnu. Le sol disparaissait sous d'épais tapis verts et noirs ; les quelques meubles étaient plus souvent en pierre qu'en bois, et l'éclairage n'était fourni que par quelques torches et braseros.
Après l'avoir fait entrer, l'apprenti guida le duo vers une pièce de la grande tour dont la porte n'était matérialisée que par une tenture blanche.
Lesda, après s'être brièvement entretenu avec Dahara, laissa celui-ci sortir et demanda à Llerin d'entrer. La perspective de se retrouver seul avec ce mystérieux grand druide lui fit soudain paraître Dahara comme un compagnon enviable.
Ecartant le rideau, il entra dans une pièce spacieuse où l'attendait un druide très grand, maigre, avec des cheveux gris coupés courts et dont seule la cape rouge et blanche indiquait le haut rang.
-Salut à vous vénérable Ancien.
-Bonjour, Llerin. Assieds toi. Et détends toi, tu n'as rien fait de mal.
-Mais, que puis-je pour vous, véné ...
-Laisse tomber les titres et appelles-moi, Lesda, ça m'ira très bien. Ecoute, je vais te poser quelques questions, et je veut que tu me répondes franchement, en oubliant qui je suis. Je te promet que je ne t'en voudrait pas quelle que soit ta réponse. Mais j'insiste, pas la peine de me mentir.
Le plus étrange, se dit Llerin, était le ton qu'employait l'homme : il semblait moins lui donner un ordre que lui demander un service.
-Voilà la première : que penses-tu de la religion ? Croies-tu réellement aux dieux ?
Llerin était estomaqué. Le simple fait de poser cette question aurait suffit à l'Ordre Druidique pour causer à quiconque de sérieux ennuis.
-Et ne t'inquiètes pas, je t'assure que tu ne risques rien, quelle que soit ta réponse.
Etrangement, le druide inspirait confiance à Llerin. Il décida d'être franc.
-Honnêtement ... et bien ... je me suis toujours demandé pourquoi des êtres aussi puissants nous ressembleraient autant. Je connaît un peu les écritures et ... on dirait plus une grande fable, une grande leçon de morale sur ce qu'il faut faire ou pas. C'est quand même un moyen bien pratique pour dire aux gens ce qu'ils doivent faire.
Lesda acquiesça, acceptant d'un signe de tête un discours qui eût pu conduire son auteur presque sur l'échafaud. Et que penses tu des Anciens ?
-Je ... Je trouve que les Ecritures parlent étrangement peu d'eux. Je me demande si Xnéa, Bargûn, Cthenia et tous les dieux ne sont pas juste des Anciens. Et je me demande comment un peuple si supérieur à l'humanité aurait pu s'effondrer d'un coup en nous laissant le monde.
L'entretient se prolongea pendant près d'une demi-heure. Ils parlèrent des druides, du monde, du ciel et des esprits. Finalement, Lesda revint vers la porte.
-Désolé de vous avoir fait attendre, Dahara. Maad (il désigna l'apprenti) va vous trouver une chambre et un lit. Je vais encore garder Llerin avec moi quelques temps ce soir.
Il entraîna alors le jeune homme vers le fond de la pièce, manoeuvra un chandelier et aussitôt, un pan de mur coulissa, révélant un passage, qui se referma derrière eux quand ils entrèrent. Dans la pénombre, éclairés par de rares torches, il descendirent un escalier qui les mena dans une grande salle où une quinzaine d'hommes et de femmes étaient assis en cercle sur des bancs de bois. Ils semblaient issus de milieux différents, mais la plupart étaient visiblement des druides, dont Aspey l'explorateur.
Une femme magnifiquement vêtue les accueillit.
-Lesda, enfin ! Mon cher, nous n'attendions plus que vous !
-Désolé, de vous avoir fait patienter, Altesse, répondit celui-ci d'un ton badin. Mes amis, laissez-moi vous présenter notre nouveau candidat. Je sais qu'il est un peu jeune et n'a guère un grand rôle dans ce monde, mais le temps et l'influence du Cercle y remédieront.
-Désolé de vous interrompre, répondit l'intéressé, mais qu'est-ce que je fais là et qu'est-ce que vous venez de dire ?
-Bien sûr, tu vas avoir toutes les explications que tu veut, et sans doute plus. Assieds-toi et écoutes.
Et Llerin s'assit, et écouta, et il apprit. Il apprit que les Anciens n'étaient que des hommes. De simples mortels dont la technique, la connaissance avait atteint un niveau incroyable. Mais nul dieu n'avait eu besoin de les détruire, ils s'en étaient chargés touts seuls. Ils avaient d'abord ravagé la nature dans leur avidité avant de se livrer des guerres terrifiantes, replongeant l'homme dans le chaos et la barbarie.
-Heureusement, ajouta un petit druide chauve, tout n'était pas oublié. Notre communauté, le Cercle, héritière des derniers savants, est là pour guider l'humanité vers un progrès plus rapide, en influençant les monarques et la religion.
-En les manipulant, intervint Lesda, n'ayons pas peur des mots !
Un grand barbu à l'allure militaire s'adressa à Lesda :
-Maintenant, mon vieux, il va falloir nous dire pourquoi vous tenez tant à amener ce jeune homme chez nous !
-La réponse tient en deux mots, mon cher Malurien : Je meurs. Oh, je sais, je n'en ai pas l'air. Mais j'ai trouvé dans nos archives des renseignements sur ce mal : les Anciens appelaient ça le cancer, et eux non plus ne savaient pas le guérir. Il m'a donc pris l'envie de former un apprenti, un disciple, ce que vous voulez, un héritier à qui transmettre tout ce que j'ai à donner. Il pourrait avoir un grand avenir dans le Cercle.
Llerin se redressa vivement :
-Quoi ? Alors, vous manipulez les gens, vous jouez avec le feu, et vous voulez me balancer là-dedans pour que je vous succède ! Les Anciens ont quasiment détruit le monde, à vous entendre, et le but de votre "Cercle", c'est de redonner à l'humanité les moyens de recommencer le plus vite possible !
-Ne t'énerve pas ! Ce n'est pas si simple ...
C'est à ce moment qu'un petit druide vêtu d'une vieille robe grise arriva en courant par l'une des nombreuses portes de la salle.
-Vous devez venir, vite ! Les Anciens sont de retour !
Dunara avait amené des chevaux, et il put mener le Cercle et leur jeune visiteur vers le lieu de l'événement. En chemin, il leur expliqua qu'un fermier était venu le voir : des gens étaient tombé du ciel dans son champ, dans un étrange engin de métal.
Au beau milieu d'un champ, assis dans l'herbe à côté d'un étrange engin triangulaire, trois femmes et deux hommes les attendaient.
Les explications et les récits furent longs, de part et d'autre. Tandis que les nouveaux arrivants recevaient des nouvelles de la Terre, Llerin appris du lieutenant Marion Eisenwelt la suite du récit qu'il avait entendu peu avant :
-En fait, beaucoup de gens, à l'époque, pensaient que la Terre était fichue. Alors on a construit des Vaisseaux-Mondes immenses pour explorer l'espace à la recherche d'un monde habitable. Mais sur le nôtre, bredouilles, on a fini par décider, il y a quatre siècles, de rentrer sur Terre voir ce qu'elle était devenue.
Bien vite, les membres du Cercle se mirent à envisager l'accueil des nouveaux réfugiés de l'espace.
-C'est merveilleux ! Notre civilisation va gagner au moins mille ans d'un coup ! Grâce à vous nous n'aurons plus à agir dans l'ombre.
-Attendez, intervint Llerin, vous comptez balancer chez nous toute leur technologie d'un coup ? Vous voulez qu'on redevienne comme avant ? Mais ... et ce qui est arrivé aux Anciens ?
-Mais enfin, on ne peut pas rester éternellement ignorants ! Si seulement tu avais lu leurs archives, tu comprendrais. Des engins volants ! Une médecine extraordinaire ! ...
Llerin, songeur, laissa les autres se projeter dans leur avenir. L'humanité, se disait-il, n'avait pas besoin de toute cette foutue science pour survivre. Son attention fut attirée par l'engin qui avait amené les astronautes. Comment un engin aussi lourd pouvait-il voler ?
-Hé, jeune homme ! Touches pas à ça s'il te plaît ! Le réacteur DTEC a morflé quand on est entré dans l'atmosphère et il suffirait d'une saleté dedans pour tout bousiller !
Tous se mirent finalement d'accord pour rentrer ensemble vers Ronoch à bord de la navette. Tous sauf Llerin, qui, ayant eu sa dose d'émotion pour la journée, offrit de ramener les chevaux.
Il menait les bêtes, songeur et anxieux, quand à huit cent mètres au dessus de lui, dans un réacteur DTEC, une pierre de la taille d'une noix rebondit contre la turbine, ricocha contre une valve et heurta un conduit d'alimentation déjà fissuré.
Une seconde plus tard, Llerin et quelques animaux nocturnes purent observer une violente lueur blanche en plein ciel, telle une étoile filante.
-Elle avait raison. Ca a tout bousillé.
De retour au Conservatoire, dans la salle secrète du Cercle, il lui fallut quelques minutes pour trouver le passage menant aux archives et le reste de la nuit pour brûler des mètres cubes de papier. Au matin, les yeux rougis, il sortit en claquant la porte, laissant derrière lui le seul papier soustrait au bûcher :
"C'est l'humanité qui a perdu l'homme. Dire que cet idiot-là aurait pu être le plus heureux des animaux, s'il avait su se tenir tranquille. Mais non... il a inventé la civilisation.
Alphonse Allais"
-Bande d'imbéciles, vous avez déjà faillit détruire le Monde une fois, ça ne vous suffit pas ? Il est pas assez bien pour vous, ce monde sans vaisseaux et sans Anciens ? Ca aurait refait la même chose, ou pire ! J'ai lu ces archives. J'ai sauvé le monde de ces machins qu'ils appelaient "effet de serre", "sida", "nucléaire". J'ai sauvé le monde.
J'ai sauvé le monde, répétait-il pour se convaincre.
Llerin fils de Urpen mourut à vingt-deux ans de la variole, maladie éradiquée par les Anciens en 1977 après Jésus Christ.
A 35 789 km d'altitude, sur le Vaisseau-Monde Alma Parens, le capitaine Adrian Le Mat encaissait les gains de son pari.
-Je t'avais dit que c'était pas en quelques siècles que la Terre s'en remettrait !
-C'est quand même absurde qu'on ne puisse même pas jeter un coup d'oeil !
-Sauf qu'en 1568 ans, les caméras et les radars ont eu le temps de rendre l'âme. Allez, fais pas cette tête, tu pouvais t'en douter qu'on pourrait pas ...
-Et pourquoi pas, vieux ? Pourquoi pas ?